Özgüden et Tugsavul avec les dirigeants des organisations des diasporas
Texte original en turc publié par l’Assemblée des Exilés en Europe
http://avrupasurgunleri.com/kavgayi-surgunde-surdurmek-surgunde-olmek/
Continuer la lutte en exil, et y mourir…
Doğan Özgüden
Lorsque Selma Metin, une des chevilles ouvrières de l’Assemblée des Exilés en Europe
m’a demandé d’écrire un papier sur le projet du régime dictatorial
islamiste au pouvoir en Turquie de « dénationaliser » les opposants au
régime et de faire le parallèle avec les pratiques en cours à l’époque
du 12 septembre, j’étais en train de lire un texte particulièrement
émouvant de mon cher ami Engin Erkiner… ses commentaires sur le livre Bitmeyen Sürgünlük (L’exil sans fin) d’Ufuk Bektaș Karakaya…
« Le départ des cadres des organisations socialistes pour les pays
européens n’a pas commencé le 12 septembre 1980. Même si nous ne
comptons pas les quelques personnes qui sont arrivées en Europe à la
suite du coup d’Etat du 12 mars 1971, un nombre croissant de
socialistes s’est dirigé vers les pays européens –à commencer par
l’Allemagne– dès les années 1976-77. Les socialistes qui sont arrivés
en grand nombre dans les premières années qui ont suivi le 12 septembre
1980 ont trouvé à peu près dans chaque pays des cadres et des
sympathisants qui les y avaient précédés. » précisait Engin.
Pour la première fois sans doute une étude sérieuse était menée sur la
place et le rôle des exilés du coup d’Etat de 1971 dans l’histoire de
l’exil politique.
Je me retrouvai un moment des années auparavant… Nous étions, mon
épouse et compagnon de lutte İnci Tuğsavul et moi, parmi les premiers à
nous exiler après le coup d’Etat de 1971… Des années durant, nous avons œuvré à mettre sur pied d’abord le Mouvement de Résistance démocratique, puis Info-Türk, les Ateliers du Soleil et enfin l’Union pour la Démocratie dans le sillage du 12 septembre.
Le cadre dirigeant du Parti ouvrier de Turquie s’exila en Europe
occidentale peu de temps après le 12 septembre en profitant des
opportunités créées par notre acquis de neuf ans d’expérience et de
liens.
Lorsque je lisais le texte d’Engin, une mauvaise nouvelle s’afficha
sur Facebook : İbrahim Yalçın, un des exilés du 12 septembre, venait de
nous quitter après des années de lutte contre un cancer du pancréas.
Combien d’amis n’avons-nous pas perdus ainsi en exil ?
En 45 ans d’exil avec İnci, à combien d’amis n’avons-nous pas dit adieu ?
On va enterrer İbrahim à Elbistan, sa terre d’origine.
Je ne sais pas, de ceux qui sont morts en exil, combien ont été
enterrés en Turquie, combien en Europe, combien en Australie et
combien en Amérique… L’Assemblée des Exilés en Europe devrait s’employer en priorité à le déterminer…
Je me souviens dans tous leurs détails de nos adieux à Behice Boran,
dont la dépouille allait rejoindre la Turquie à partir de Bruxelles, à
l’époque d’Özal.
Et ceux que nous avons portés en terre au Père Lachaise.
Yılmaz Güney... Ahmet Kaya... Uğur Hüküm...
Et surtout Fahrettin Petek, mon camarade d’exil, ce grand homme de
science forcé à l’exil dès les années 40, qui fut un des fondateurs des
Jeunes Turcs progressistes...
A la différence près qu’il n’a pas été enseveli au Père Lachaise.
Ses cendres ont été dispersées, selon ses volontés ultimes, sur les
eaux du Bosphore, qu’il aimait tant, et sur l’Atlantique qui baigne les
côtes normandes...
Avant, encore…
Quand Nazım Hikmet, le plus grand poète que la Turquie ait connu, fut
porté en terre en juin 1963 à Moscou, je n’étais pas encore en exil…
J’étais un jeune journaliste socialiste qui, à Istanbul, militait d’une part au siège central du Parti ouvrier de Turquie,
faisait partie de la direction du parti et œuvrait pour que notre
mouvement socialiste pénètre les masses, et d’autre part s’efforçait
d’ouvrir le quotidien Gece Postası (Le Courrier de Nuit), le
journal où je travaillais, aux idées de gauche et organisait la lutte
pour l’abolition des articles 141 et 142 du Code pénal qui interdisent la pensée de gauche et l’organisation de classes, en tant
que membre de la direction de la Fédération des Syndicats des Journalistes de Turquie…
Au moment où la nouvelle de la mort de Nazım Hikmet me plongeait dans
le désarroi, j’étais loin de me douter que je devriendrais un jour, moi
aussi, un exilé politique.
Et Sabiha Sertel, journaliste et auteure socialiste de premier plan ?
Forcée à l’exil avec son mari, Zekeriya Sertel, après la destruction de
son quotidien Tan (L’Aurore) par les nationalistes, elle aussi
était morte en exil... C’est nous qui avions publié ses livres en
Turquie, de même que ceux de son mari et de leur fille, Yıldız Sertel.
Quand nous avons publié ces livres, nous étions loin de nous douter que
nous deviendrons nous aussi, des exilés politiques.
Nous nous en doutions si peu que nous n’avions pas jugé nécessaire
d’obtenir des passeports à toutes fins utiles, alors qu’en tant que
journalistes détenteurs d’une carte de presse, nous aurions pu le faire
à tout moment.
Dans les années 1964-66, il y eut le journal Aksam (Le Soir], dont j’avais fait la bannière quotidienne de la lutte de gauche et après 1967, la revue et les éditions Ant (Le Serment)... et des procès de presse impliquant des centaines d’années d’emprisonnement...
Arriva le coup d’Etat de 1971...
Les perquisitions chez nous et dans les locaux de notre maison
d’éditions, les livres déchiquetés par les baïonnettes... La liste des
socialistes recherchés par l’état de siège avec ordre de tirer sur eux, sur laquelle figurait une de mes photos étant jeune...
Et le 11 mai 1971, l’exil, avec un faux passeport, pour poursuivre la lutte à l’étranger...
Je n’oublierai jamais ce que me dit Yakup Demir (Zeki Baștımar), le Secrétaire Général du Parti communiste de Turquie (TKP)
de l’époque, prévenu comme moi dans le procès intenté en Turquie contre
le TKP, lors de notre rencontre au cours de l’été 1971 à Berlin-Est.
Je lui avais dit qu’une fois la résistance organisée en Europe, nous
rentrerions à nouveau clandestinement en Turquie. Il répondit dans un rictus
:
“Nous pensions tous la même chose quand nous nous sommes exilés...
Soyez réalistes... Voyez, depuis combien d’années nous sommes, nous, en
exil?”
Notre cher Fahrettin Petek, dont je fis la connaissance l’année suivante à Paris allait nous dire la même chose.
C’est ce que j’allais moi-même dire des années plus tard à Bruxelles à
mes amis kurdes fraîchement exilés, comme Remzi Kartal et Zübeyir
Aydar, qui y ont fondé le Parlement kurde en exil...
Après deux années de clandestinité, nous avons obtenu le statut de
réfugiés politiques reconnu aux Pays-Bas par les Nations Unies et nous
avons décidé de créer Info-Türk à Bruxelles. La délivrance d’un
permis de séjour et d’un permis de travail en Belgique allait être
empêchée pendant trois longues années par la Sûreté de l’Etat belge
sous la pression de l’ambassade de Turquie.
Après avoir obtenu le permis de séjour avec le soutien des syndicats
belges, je pus me rendre en 1967 sur la tombe de Nazım Hikmet à Moscou.
L’année suivante, je fis une allocution sur le poète dans la maison des
syndicats socialistes de Belgique à l’occasion du 75ème anniversaire de
la naissance de Nazım. A ce moment-là encore, l’exil n’était, pour İnci
et pour moi, qu’une parenthèse dans notre vie.
La nuit du 31 décembre 1977 au 1er janvier 1978, nous allions faire nos
adieux à nos amis en Allemagne dans l’espoir de rentrer en Turquie...
La police allemande m’a expulsé vers la Belgique parce que je figurais
sur la liste des dangereux journalistes étrangers établis par le
ministère des affaires intérieures.
Nous n’en restions pas moins déterminés à mettre fin à sept années
d’exil et à retourner au plus vite en Turquie pour y continuer la
lutte. Nous nous préparions à confier aux amis se trouvant en Belgique
tous les travaux que nous avions réalises à partir du Mouvement de Résistance démocratique que nous avions fondé en 1971 et Info-Türk
que nous avions réalisés en 1974 et à tourner une nouvelle page de notre
vie pour rentrer en Turquie en abandonnant le statut de réfugié
politique.
Nous avions obtenu des passeports provisoires et fîmes deux courts
séjours en Turquie en 1978 pour y préparer notre retour définitif, mais
un mandat d’amener lancé par le procureur militaire du commandement de
la Marine pour publication à Istanbul de deux traductions que j’avais
faites d’ouvrages sur le militarisme ajourna notre projet.
Par la suite se produisit le coup d’Etat du 12 septembre 1980, bien
connu de tous nos compagnons d’exil, dont les vagues de répression
s’abattirent sur nous comme sur tous les opposants se trouvant à
l’étranger...
Nos passeports ne furent pas renouvelés et nous finîmes par être déchus de la nationalité turque…
On nous notifia officiellement notre dénationalisation par deux fois.
Il s’agissait là d’une pratique inédite qui démontrait bien la rancœur
que nourrissait la République de Turquie à notre égard.
La première notification datant de 1982 concernait en même temps Yılmaz
Güney, Behice Boran, Gültekin Gazioğlu, Şanar Yurdatapan, Melike
Demirağ, Cem Karaca, Mehmet Emin Bozarslan, Nihat Behram, Mahmut Baksı,
Şah Turna, Fuat Saka, Demir Özlü, Yücel Top et des centaines d’autres
camarades…
La deuxième notification, en 1987, eut pour cause les questions que
nous avions posées au Premier ministre de l’époque, Turgut Özal, lors
d’une conférence de presse au Centre de presse international à Bruxelles, et qui portaient sur les violations des droits de l’homme et les déchéances de nationalité en Turquie…
Cette fois, nous n’étions plus seulement des réfugiés politiques, mais aussi « doublement apatrides » …
La lutte d’un apatride est plus difficile que celle d’un réfugié
politique… et dans ce combat, nous avons malheureusement aussi fait
connaissance avec la trahison…
Nous avons été déboutés de l’action que nous avions intentée en justice
à l’encontre de la décision de déchéance de nationalité auprès du Conseil d’Etat,
malgré un dossier solide, sous prétexte que l’on ne pouvait donner un
jugement contre les décisions de la junte militaire de 1980.
Je me vois ici obligé d’exposer l’attitude d’un avocat qui était par
ailleurs notre compagnon de lutte socialiste depuis les années
soixante, pour souligner à quel point la lutte des exilés politiques
était prise à la légère en Turquie. Car oui, malgré un dossier
extrêmement bien ficelé et des honoraires réglés d’avance à l’avocat de
la défense, ce dernier non seulement ne s’est pas présenté à
l’audience, mais il n’a même pas jugé opportun d’y envoyer un autre
conseil avec procuration. Deux membres du Conseil d’Etat
s’étaient prononcés en notre faveur, mais dans l’exposé des motifs du
jugement obtenu à la majorité des trois membres du Cour, figurait
également comme motif l’absence de l’avocat de la défense à l’audience.
Notre combat pour récupérer notre droit à la nationalité a continué…
Ayant épuisé toutes les voies légales en Turquie, nous nous sommes
adressés à la Commission européenne des droits de l’homme. Le
dossier rédigé en français que nous avons présenté à la cour après des
mois de travail documentait toutes les raisons pour lesquelles l’Etat
turc devait être condamné. L’Etat turc quant à lui avait envoyé une
défense suivant laquelle nous avions mérité une déchéance multiple de
notre nationalité pour nos activités communistes, anarchistes et
séparatistes.
La veille de la réunion de la Commission qui allait très probablement
statuer en notre faveur, la Turquie fit ajouter à la défense, par
l’entremise du consulat de Turquie à Strasbourg, la nouvelle que le
gouvernement Özal avait fait passer au parlement une loi abolissant la
loi relative à la déchéance de nationalité pour des motifs politiques
adoptée sous la junte… La Commission nous a donc débouté en avançant
que notre droit à la nationalité nous avait été restitué.
L’Ottoman a plus d’un tour dans son sac.
A l’abolition de la loi, certains amis exilés rentrèrent en Turquie.
Certes, la loi qui avait fait de nous des apatrides avait été abolie.
Nous pouvions retourner en Turquie avec un passeport provisoire. Mais
nous ignorions ce qu’il allait advenir une fois rentrés au pays… Les
dizaines de procès que le gouvernement turc avait évoqués devant la Commission européenne des droits de l’homme
pour justifier notre déchéance de nationalité auraient suffi pour nous
faire arrêter à notre arrivée en Turquie et nous condamner.
Notre ami Halit Çelenk, un juriste distingué, scruta avec nous et à
notre demande les dossiers du procès des mois durant. Il pénétra dans
les caves de tous les commandements de l’état de siège, même à
Diyarbakır, mais les documents étaient si nombreux qu’il nous conseilla
d’écrire au ministre des Affaires étrangères en poste, Hikmet Çetin,
pour lui demander des garanties quant à notre retour en Turquie,
estimant qu’il valait mieux régler l’affaire sur le plan politique.
Aucune des lettres recommandées avec accusé de réception que nous adressâmes à Hikmet Çetin ne reçut de réponse.
A la faveur des formations gouvernementales, nos vieux amis Mümtaz
Soysal et İsmail Cem devinrent chefs de la diplomatie turque… Soysal
avait été arrêté au lendemain du coup d’Etat de 1971, j’avais œuvré en
Europe pour sa libération et m’étais même rendu à cet effet en
Angleterre… Mais là aussi, aucune des lettres recommandées avec accusé
de réception que nous leur adressâmes ne reçut de réponse.
Quelques années plus tard, lorsque nous rencontrâmes Soysal au
Parlement européen à Bruxelles, il n’était plus ministre... Quand il me
vit, il s’étonna: “Qu’est-ce que tu fais encore ici?”, demanda-t-il.
“C’est grâce à toi, que je suis encore ici... tu n’as pas daigné
répondre aux lettres que nous t’avons écrites lorsque tu étais
ministre.”
“Mon cher Doǧan, tu parles comme si tu ne connaissais pas la Turquie...
Aucune des lettres que tu m’as adressées ne m’a été remise en main
propre. Tu aurais dû écrire à mon adresse privée et pas au ministère.”
C’est en souriant que je répondis:
“Si l’Etat que tu représentes fonctionne encore comme cela, ne me demandes pas ce que je fais encore ici.”
*
Un autre problème des réfugiés politiques ou des apatrides est la
liberté de voyager dans les pays européens... Alors que les réfugiés
politiques peuvent se déplacer sans problème avec le titre de voyage
qui leur est délivré, la France a décidé d’exiger qu’ils obtiennent au
préalable un visa dans un de ses consulats.
Je suivais depuis des années à Strasbourg les réunions du Conseil de l’Europe et du Parlement européen
où l’on parlait de la Turquie afin d’en rendre compte au public.
Lorsque je m’adressai au consulat général de France à Bruxelles pour me
rendre à Strasbourg en 1986, ma demande de visa fut rejetée pour motif
de sécurité.
Je ne tardai pas à en apprendre la raison : la chaîne de télévision
française A2 avait recherché un Turc en France qui leur parle des
pressions exercées en Turquie sur les minorités et avait fini par
m’inviter, personne n’ayant pris cette responsabilité en France.
J’avais participé au programme avec Nizan Kendal, directeur de l’Institut kurde de Paris, pour exposer les pressions exercées sur les minorités.
Le lendemain, le quotidien Hürriyet avait titré sur la participation d’un « traître à la patrie » ayant dénigré la Turquie à la télévision française.
Mon accès en France était donc compromis à cause des pressions de
l’Etat turc et cela à l’époque de la présidence de François Mitterand…
et alors qu’une invitation à participer comme orateur à une conférence
organisée par l’Institut kurde de Paris portait la signature de Danielle Mitterand, épouse du Président de la République.
Il ne restait plus rien d’autre à faire pour retrouver une liberté de
déplacement, que de solliciter la nationalité belge, puisque nous
vivions depuis des années en Belgique et obtenir un passeport belge.
La demande de naturalisation que nous introduisîmes avec İnci n’aboutit
qu’après quelque cinq ans, de nouveau à cause de pressions exercées par
l’Etat turc. Le Parquet émettait en permanence des avis défavorables au
Parlement, la commission ad hoc donnait comme motif ridicule à ses
rejets que nous n’étions pas suffisamment intégrés à la société belge.
Dans le même temps, les Ateliers du Soleil que nous avions créés
et que nous dirigions prodiguaient chaque année des formations à des
centaines de personnes d’origine étrangère. Certains y ayant appris le
français obtenaient la naturalisation grâce aux attestations sur leur
intégration signées par İnci ou moi-même en tant que dirigeants de
l’association.
Cette situation scandaleuse se dénoua à la suite d’une vaste campagne
de mobilisation et d’information : le Parlement fut forcé de nous
accorder la nationalité.
A présent, nous sommes citoyens belges…
Mais être citoyens d’un pays européen n’assure pas la sécurité des individus que l’Etat turc juge « subversifs ».
L’ambassade de Turquie à Bruxelles n’a jamais cessé de nous vilipender
par l’intermédiaire des médias en langue turque à la solde du régime. A
tel point qu’une campagne de lynchage a été lancée sur certains sites
turcs en Belgique et par l’intermédiaire d’un quotidien publié en
Turquie, parce que nous avions aidé à l’organisation d’une conférence
au Parlement européen sur le génocide de Dersim.
En revanche, grâce à une campagne de protestation et de solidarité
initiée en Turquie et en Europe, l’Etat belge nous a placé
officiellement sous protection.
Mais à quel point une protection peut-elle être efficace dans les
quartiers où pullulent les islamistes et fascistes de tout poil,
manipulés par Ankara, alors que tous les partis de Belgique flirtent
avec eux pour accaparer les voix des électeurs d’origine turque.
Il y a quelques mois seulement, un des fondateurs de l’Association de la pensée Atatürkiste
a publié ma photo sur internet en commentant : « Reconnaissez bien cet
homme ! », parce que j’avais soutenu la reconnaissance du génocide
arménien… Le plus pénible est que ce même individu n’est autre qu’une
personne que nous avons aidée à devenir réfugié politique en Belgique
dans les années 70 et que nous avons même hébergée chez nous.
En 45 ans d’exil, avec combien de personnes n’avons-nous pas été
solidaires, İnci et moi, sans considération d’opinion politique…
Certains, et ils ne sont pas peu, ne se sont pas contentés de nous
ignorer une fois leur sécurité assurée après avoir bénéficié des
opportunités que nous leur avions fournies, ils nous ont poignardés dans
le dos pour se faire une carrière politique.
En dépit de tout et malgré nos problèmes de santé croissants, nous
continuons avec la même détermination à développer notre contribution
au combat pour la démocratisation de la Turquie, que nous nous sommes
assignés comme objectif dès le premier jour de notre exil, avec le Mouvement de Résistance démocratique, Info-Türk, les Ateliers du Soleil, et l’organisation de l’Union pour la démocratie au lendemain du 12 septembre…
C’est un combat que nous menons avec les diasporas assyrienne, arménienne et kurde…
Le 11 mai prochain sera le 45ème anniversaire de notre exil… J’ai 80 ans, İnci en a 76…
Je ne sais pas combien d’années nous vivrons encore…
Retourner à la terre où il est né, y faire ses adieux à la vie est le désir le plus légitime de tout exilé.
Mais je sais bien que pour des gens de notre âge et dans notre état de
santé, il s’agit –à moins d’un miracle– d’un impossible rêve.
C’est pourquoi İnci et moi nous sommes préparés de la manière la plus
réaliste possible à l’inévitable fin, faisant fi de nos sentiments.
Oui, depuis 45 ans, l’humanité est notre nation, le monde notre patrie…
Lorsque nous sommes partis en exil il y a 45 ans, nous nous sommes retrouvés, comme le dit Dante dans la Divine comédie, au milieu du chemin de notre vie dans une forêt obscure.
Nos convictions et notre détermination nous ont empêchés de nous perdre,
de nous engager dans des voies détournées, nous avons toujours
progressé dans la voie de notre combat.
Nous sommes arrivés à la fin du chemin de notre vie…
L’exil est peut-être l’épisode ultime pour ceux qui luttent pour que
les êtres humains, quelles que soient leur origine, leur langue et leur
croyance, vivent libres et égaux sur la terre où ils sont nés, où ils
ont grandi et où ils vivent… En tous cas, c’est ce qu’il semble pour
İnci et pour moi.
« Pourquoi ne retournez-vous pas en Turquie ? »
Mis à part les obstacles juridiques, pénaux ou physiques, notre réponse est claire :
Rentrer en Turquie, pour nous, serait trahir près d’un demi-siècle
de lutte, tant que l’Etat turc, qui nous a forcés, nous comme des
milliers de citoyens, à l’exil, n’abolit pas tous les lois et articles
de terreur de l’Etat présents dans la législation, tant que tous les
prévenus et condamnés politiques n’auront pas été libérés, tant que la
Turquie n’aura pas adopté un régime démocratique qui permettra à tous
nos compagnons d’exil, qu’ils soient turcs, kurdes, arméniens,
assyro-chaldéens ou yézidis, de rentrer de manière honorable dans le
pays.
Je pense à Nazım Hikmet qui repose à Moscou, à Yılmaz Güney, Ahmet Kaya et Uğur Hüküm au Père Lachaise.
Je pense surtout au souhait de Nazım Hikmet et repris depuis par
beaucoup, pour se réposer à « l’ombre d’un platane » en terre de
Turquie…
Il revient sans nul doute aux proches mais aussi à tous de respecter
jusqu’au bout les choix exprimés par ceux qui meurent en exil.
Mais il y a près d’un demi-siècle que Nazım est mort en exil… La
Turquie n’a pas eu le courage, même sous les gouvernements
socio-démocrates, de respecter les dernières volontés de son plus grand
poète.
D’après moi, il est trop tard désormais…
Je pense qu’ils doivent rester là où ils ont été mis en terre, comme citoyens de la grande humanité…
Partager la terre des révolutionnaires de 1917 à Moscou ou celle des
communards de 1871 à Paris est un honneur, non seulement pour
eux-mêmes, mais pour ceux qui continuent leur combat.
Il faut tout autant respecter le choix de ceux qui, tels Fahrettin
Petek, livrent, le moment venu, leur corps aux flammes d’un crématorium
du pays où ils ont passé une grande partie de leur vie.
Sur le point de terminer la rédaction de ce texte nous arrive la
nouvelle du décès, à l’âge de 88 ans, de Louis Van Geyt, président du Parti communiste de Belgique, que j’ai intimement connu dans les années 70 et 80. Une personnalité politique digne de respect…
Sa famille a annoncé que des obsèques ne seraient pas organisées, à la
demande du défunt, celui-ci ayant donné son corps à la science.
Ma gorge s’est serrée…
Je me suis remémoré les vers qui clôturent Pourquoi Benerdji s’est-il suicidé?, oeuvre de Nazım Hikmet, notre grand poète mort en exil:
Nous ne ferons pas sonner les cloches
Nous ne ferons pas sonner les cloches
Pas de prière funèbre
C’est lui qui part
Et non une chanson qui finit…
Lui,
Il s’est battu comme une fulgurante lumière
Il s’est abattu comme un soleil portant une casquette
Oui, ni cérémonie funèbre, ni stèle funéraire…
Il suffit que l’on n’oublie pas que ces gens ont passé les années les
plus fécondes et productives de leur vie à lutter en terre étrangère
pour le bonheur du pays et du peuple qu’ils aimaient tant…
Et que les générations à venir ne connaissent plus la douleur de l’exil.
(Traduction : Mazyar KHOOJINIAN)